Demande à ton corps : une invitation
Quand j’ai découvert pour la première fois les sculptures d’Evan Penny, j’ai été frappé par leur côté perturbant, mais aussi par leur aspect familier. J’en suis venu plus tard à apprécier ces deux qualités comme les conditions fondamentales de son travail. Leur côté perturbant, c’est que Penny fait des sculptures du corps humain, pas des sculptures figuratives. Une sculpture du corps humain recourt au langage et au vocabulaire d’expériences à la fois vivantes et viscérales, alors qu’une sculpture figurative est la représentation abstraite d’un corps. Les sculptures de Penny expriment la manière dont vous et moi, en tant que corps, sommes liés à notre propre corps et à ceux des autres, et la façon dont nous les ressentons. Elles présentent des indices, qui nous sont perceptibles, concernant la proximité, l’échelle, la parallaxe, du vertige et de nombreux phénomènes sans nom et pourtant connus. Notre corps est un grand cerveau ; nous pensons avec nos corps, pas seulement avec nos esprits.
Le fait de reconnaître le procédé technique évident avec lequel sont réalisées ces sculptures n’est que le point de départ, l’invitation à ressentir son art. Quand la partie préverbale de mon cerveau en vient à croire à la véracité de ce qui m’est montré, alors mes émotions et mes pensées peuvent être impliquées. En d’autres termes, une fois que je crois ce que la sculpture me montre formellement, je commence à faire davantage d’associations à partir de son contenu.
L’impression de familiarité que je perçois dans les sculptures d’Evan Penny ne découle pas de ce qu’elles sont, mais de leur façon d’être familières. Lorsque j’ai découvert les œuvres de Penny, je me suis souvenu que j’avais déjà éprouvé auparavant cette conscience corporelle : à travers la myriade de rencontres que j’ai faites avec des gens, à travers les relations que j’ai entretenues avec eux dans l’espace et dans le temps. Penny utilise cette conscience corporelle familière pour vous perturber, si bien que vous vous éveillez à quelque chose que vous aviez peut-être ignoré ou que vous aviez négligé en vous-même et chez les autres. Vous avez une deuxième vue et vous vous formez une impression fraîche. Ne vous tenez pas si près de moi.
Il nous est à tous arrivés de voir un inconnu quelque part et de penser l’espace d’un instant que c’était quelqu’un que nous connaissions, puis de nous rappeler l’original de cet imposteur et de penser « ça me rappelle quelqu’un… », ou « qu’est-ce qu’ils font maintenant ? ». Ou alors vous avez vu une œuvre d’art quelque part, mais vous n’arrivez pas à vous rappeler le nom de l’artiste ou le titre de cette œuvre. Mais ce que vous voyez dans ce visage, dans ce bras ou dans ce geste, vous l’associez maintenant au souvenir de quelqu’un (ou d’une autre œuvre d’art, sans relation avec la première), et il se produit un choc, un moment d’éveil. Un moment. Puis vous oubliez, jusqu’à ce que vous fassiez une nouvelle rencontre perturbante, et votre corps vous pose alors une question. Est-ce réel ?
Le corps est évidement un thème familier dans l’histoire et dans l’iconographie de l’Église. Les crucifix, les tableaux, les icônes, les reliefs et les sculptures dévotionnelles et commémoratives présentent tous des corps peints qui sont des symboles et des représentations des œuvres de Dieu, de Jésus-Christ et ainsi de suite. Cette présentation du corps a été une métaphore de soutien dans le cadre de la communauté, de la pratique et de l’histoire de la croyance au sein de la longue histoire de l’Église. Les sculptures d’Evan Penny exposées dans l’église San Samuele apportent une contribution à cette histoire, à leur façon particulière, à la fois sérieuse et perturbante.
L’exposition dans l’église San Samuele est consacrée aux nouvelles œuvres d’Evan Penny. La première d’entre elles est l’Hommage à Holbein, une version sculptée « allongée » du Christ mort au tombeau de Hans Holbein le Jeune (1521-1522). Penny a étiré l’image du Christ sur plus de quatre mètres, en allongeant les éléments du corps et, avec celui-ci, l’expression d’angoisse du Christ. Cet étirement rappelle la projection anamorphique du crâne qui se déploie au premier plan des Ambassadeurs de Holbein (1533) – une technique que Penny avait d’ailleurs déjà utilisée pour ses portraits. La violence de cet étirement nous donne l’impression que notre vision a ralenti – le spectateur peut percevoir davantage d’informations en raison de l’étirement de la figure.
J’ai commencé à constater la présence d’un thème vénitien non intentionnel après qu’Evan Penny a réalisé son Marsyas. Cette œuvre est inspirée d’une statue en marbre de Marsyas, copie romaine d’un original du IIIe siècle avant J.-C. provenant de Tarse, en Turquie, actuellement conservée aux Musées archéologiques d’Istanbul. Le Marsyas de Penny, qui semble imiter un Christ crucifié, est lui aussi étiré, sans l’être de façon aussi radicale que l’Hommage à Holbein, et sa forme s’effile telle une flamme, comme si elle tendait vers le haut ou, comme le suggère son visage, vers le bas. En préparant cette exposition, je suis tombé par hasard sur l’histoire de Marcantonio Bragadin, un capitaine vénitien qui était gouverneur de Famagouste, dans le royaume de Chypre, et qui a été écorché vif et écartelé par les Ottomans en 1571. Sa peau a été conservée puis ramenée à Venise, où elle est inhumée dans la basilique San Giovanni e Paolo. L’histoire du supplice et de la mort de Marcantonio Bragadin a apparemment inspiré Titien pour Le Supplice de Marsyas (1570-1576), un tableau qu’il a réalisé dans son atelier situé près de l’église San Samuele – ce que Penny ignorait.
Le Torse suspendu et l’Autoportrait d’après les fragments anatomiques de Géricault sont deux œuvres représentant des fragments de corps humains que nous percevons comme des sculptures complètes et entières. Nous sommes habitués à voir de tels fragments, provenant de sites historiques, exposés dans des musées et des collections, et présentés comme des éléments complets à part entière. Le Torse suspendu est une copie du fragment du torse d’un centaure en marbre romain rouge antique du Ier-IIe siècle conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. Penny a recréé le torse à grande échelle, en reproduisant sa puissante forme musculaire telle une présence imposante accrochée à l’envers (comme dans Le Supplice de Marsyas de Titien), suspendue apparemment comme si elle flottait, aussi légère que l’air.
Pour l’Autoportrait d’après les fragments anatomiques de Géricault – un hommage sculptural aux études de parties de corps que Théodore Géricault a réalisées comme travaux préparatoires pour Le Radeau de la Méduse (1818-1819) –, Penny a moulé son propre bras et ses jambes. Cette sculpture, deux fois grandeur nature, est exposée sur ce qui ressemble à une dalle de reliquaire en marbre antique, la main et les pieds faisant signe à l’observateur pour qu’il se rapproche et l’examine de plus près. Mais lorsqu’il reconnaît la mutilation brutale des membres, l’observateur prend conscience que ces appendices font partie d’un ensemble plus important – un corps. En raison de l’absence des autres parties (les bras, les jambes et la tête pour le Torse suspendu ; un bras et le reste du corps pour l’Autoportrait…), nous pouvons nous demander à quoi ces corps entiers ressembleraient si nous les réassemblions dans notre imagination.
Les deux périodes d’une vie – la jeunesse et le vieil âge – peuvent être continuellement sujettes à spéculation, à mythisation et à l’auto-illusion. Elles sont représentées dans cette exposition par Young Self et Old Self, 2011. Créées par Evan Penny en re-imaginant ce à quoi il ressemblait quand il était jeune (« À quoi est-ce que je pensais… ? ») et ce à quoi il pourrait ressembler quand il sera vieux (« Pouvez-vous vous imaginer vieillir… ? »), elles ont un aspect paradoxal. De notre point de vue dans le présent, est-il possible de jamais vraiment savoir qui nous étions dans notre passé ou qui nous serons dans notre futur ? Et qui nous sommes maintenant par rapport à ces deux points ? Comme nos êtres passé et futur sont continuellement créés à partir d’une re-imagination fictionnelle, la perception que nous avons de notre être actuel peut être une fiction, inspirée par les deux autres fictions qui se tiennent là-bas, aux marges du temps.
Peut-être avez-vous déjà vu des choses comme celles-ci, mais en fait pas vraiment. Il y a des choses dans le monde et il y a des choses dans l’art et, même si elles peuvent paraître semblables, en vérité il n’en est rien. Et telle est la différence dans le travail de Penny qui crée une différence. Car si nous prenons ce que ce quelque chose semble être, si nous lui ajoutons ce que nous pensons qu’il prétend être et si nous combinons tout cela avec ce qu’il est « réellement », le résultat est ce qui rend possible à la fois une œuvre d’art et le domaine du sacré. Si nous ne posons pas la question « qu’est-ce qui se passerait si… ? », nous n’essayerons pas de créer d’autres mondes, nous n’aurions pas de croyance et nous ne serions pas capables d’éprouver de l’empathie. Notre volonté de questionner peut parfois se heurter à notre tolérance dans la quête des réponses. Comme le disait David Tudor : « Si vous ne savez pas, pourquoi demandez-vous ? ».
Michael Short, 2017